Monsieur Mamadou D. Traoré

Enseignant en service à l’école

C.1.C.A. Koulikoro

République du Mali

A

Monsieur Nicolas Sarkozy

Président de la République Française.

Objet : Réaction au test A.D.N.

Monsieur Sarkozy,

Plus qu’un grand honneur, vous adresser cette lettre représente pour moi aujourd’hui, un impérieux devoir de réaction aux multiples problèmes que rencontrent sur vos instructions, les enfants d’Afrique désireux d’aller chercher sous d’autres cieux ce qu’ils pensent ne pas pouvoir trouver sur place chez eux.
En effet, trois mots de feu illuminent de tous leurs éclats, le firmament des relations actuelles de l’Afrique avec la France : Sarkozy, migrants, expulsion. A ces mots, vient de s’ajouter une autre expression non moins significative : test A.D.N., aux fins -dit-on- de vérifier la véracité des liens familiaux des immigrants pour mieux les refouler, les expulser.
Ce que vous semblez ignorer, Monsieur Sarkozy, c’est que ces tests, quels que soit leur performance, ne pourront que confirmer l’immense sagesse des peuples d’Afrique, qui ont placé l’être humain au-dessus de toutes les considérations égocentriques mesquines.
En effet, en Afrique, ne sont pas parents, seulement ceux qui portent les mêmes gènes, mais aussi tous ceux que notre histoire, notre culture, nos traditions nous font obligations d’aimer, de protéger, de secourir, d’entretenir.
Je vous livre ici un exemple frappant : depuis maintenant près de quatre ans vivent avec nous la veuve et les neuf enfants de mon jeune frère décédé début 2004. Les deux plus jeunes garçons de trois ans et demi et cinq ans) de ces enfants, ne s’endorment la nuit que sur mes genoux, avant qu’on les porte dans leur lit.
S’il m’était donna aujourd’hui de résider en France et de tenter d’y faire venir certains de mes proches, soyez certains que je commencerais d’abord par les enfants de mon frère avant les miens propres.

Nul besoin de test ADN pour cela. Il suffirait tout simplement de me le demander et j’expliquerais clairement la nature de nos liens et les raisons de mon choix.
La "congènité" que le teste ADN sert à vérifier n’est obligatoire comme preuve de parenté que pour les esprits dont le sens de la famille est particulièrement atrophié et ne devrait en aucun servir de critère d’appréciation pour refuser à des Africains le droit au regroupement familial.
Je vous crois intelligent Monsieur Sarkozy puisqu’une grande partie du peuple français vous juge ainsi.

Je pense que l’intelligence d’un chef d’état doit lui commander de chercher à comprendre un peuple avec lequel il envisage de coopérer.

Ceci dit Monsieur Sarkozy, je puis affirmer sans grand risque de me tromper, que de nombreux enfants africains sont en droit de réclamer à la France des droits légitimes auxquels beaucoup de Français de souche ne devraient prétendre.
Nous connaissons l’un peu l’histoire de France et savons que bien des Français à col blanc, actuellement bien calés dans les rouages de l’administration, des finances et de l’économie de France sont de fait issus de l’immigration désordonnée, ou descendants de français de souche qui ont à certaines périodes de cette histoire, tiré ou manœuvré contre le peuple français.
Moi qui vous parle aujourd’hui, je devrais avoir plus de droits que ceux-ci. A une certaine date funeste entre les années 1914 et 1918, un fier jeune homme de la subdivision coloniale de Banamba au Soudan Français, a été engagé de force dans le corps des tirailleurs devant aller combattre les Allemands au nom de l’Empire colonial français. Il se nommait Zanké Coulibaly de la lignée directe du preux chevalier Gouinzin Coulibaly de Dimbabougou.
Avec sa peau noire d’ébène, ses cheveux crépus, ses grosses lèvres et son nez épaté, on ne devait avoir besoin d’aucun test pour prouver qu’il n’était pas Gaulois mais plutôt prince de Ségou.

Selon les rumeurs parvenues au village, il serait tombé sous les balles des ennemis de la France (pas des siens), dans une zone appelée "Béréti" ou "Bérété", je n’en sais fichtre rien !!! Ma mère, sa fille unique décédait en 2001 à l’âge de 86 ans, le cœur plein de tristesse de n’avoir aucun souvenir du visage de son père. Elle s’appelait Siarandou. Elle a emporté cette douleur dans sa tombe. Jusqu’ici, aucun officiel n’a levé le petit doigt pour remettre ma famille dans ses droits.
Zanké repose sans doute quelque part sur le sol français, sacrifié pour la liberté de la France.
Le souvenir me revient qu’en juin 1997, pendant que je me promenais seul au hasard dans les rues de St Bris le Vineux dans l’Auxerrois, un vieux manchot se prénommant Antoine "quelque chose" m’a répondu en ces termes après que je l’eusse salué :
"-" Bonjour jeune homme. Comment ça va ? Vous habitez ici ?

"-" Non Monsieur, je suis là en visite chez des amis. Je dois bientôt rentrer chez moi au Mali.

"-" Ah ! Vous êtes du Mali ? Bon dieu ! Quels fauves au combat ces tirailleurs ! J’ai combattu avec eux de longs mois. L’un d’eux m’a même sauvé la vie en me traînant blessé, sous les balles des boches sur près de vingt mètres ! Il a reçu une balle en pleine troche. Pofff !!! Adieu la carotte ! Il est mort sur le coup. Moi je lui dois d’être devant toi aujourd’hui. Ses camarades l’appelaient Binké ! Binké !

Dans ma tête en feu, j’ai immédiatement identifié ce Binké avec mon grand-père Zanké. A tort sans doute, mais ça m’a foutu un de ces coups !!!
Je vous ai entendu déclarer que vous devez beaucoup à la France car elle aurait accueilli et adopté votre famille venue en "immigrée-réfugiée".
Cela est tout à votre honneur car cela dénote chez vous un grand sens de la reconnaissance.
Mais pendant que d’aucuns venaient tout naturellement se réfugier en France au nom des immenses valeurs humaines qu’elle représentaient dans le monde libre, d’autres faisaient le sacrifice de leur vie pour la sauvegarde de sa liberté, de sa quiétude, de son indépendance et sa dignité en 14-18 puis en 39-45. Autant qu’il n’y a eu besoin d’aucun test pour se rendre compte qu’un Zanké-Binké, noir d’ébène aux cheveux crépus, au nez épaté, fortement lippu, n’avait rien à voir avec Vercingétorix, Clovis ou Charles Martel ; autant il n’y en a pas eu pour accueillir, protéger et franciser tous les navires bondés de réfugiés dont l’âme en peine cherchait "anse bleue à la gorge sereine".
Serait-il donc exagéré d’affirmer, Monsieur Sarkozy, que votre fauteuil présidentiel repose sur les os des "Zanké" d’Afrique, des "Antoine", braves résistants de France et de tout aussi braves combattants de la liberté de diverses nationalités ?
Donc, vous, vous devez tout à la France, Monsieur Sarkozy.
Moi, par contre, à moi, la France me doit comme à des millions d’autres Africains, quelque chose d’incommensurable : le fait de m’avoir privé du bonheur de m’endormir sur les genoux de mon grand-père au coin du feu, après avoir religieusement écouté les récits, contes, devinettes, chansons et dictons qui constituent habituellement le miel de la vie des petits enfants africains ; le fait aussi d’avoir privé ma mère du bonheur de raconter à sa descendance les hauts faits des anciens sur tous les chantiers de la vie.
Pour qui connaît l’importance des Anciens dans une culture essentiellement orale, rien de saurait traduire notre drame de n’avoir jamais connu notre grand-père, ainsi que celui de ma mère née seulement quelques mois avant l’enrôlement forcé de son père.
La France a ainsi rompu les fils de la chaîne qui devaient servir de courroie de transmission de l’histoire, de la culture et des traditions de ma lignée et de mon peuple.
A leur place, elle m’a amené
– à m’exprimer français, à réfléchir français, à agir français…
– à consommer " à table" ce que mon peuple ne produit pas et à produire ce qu’il ne consomme pas ;
– à me vautrer sous des climatiseurs pour mieux me désacclimater, afin de m’astreindre à acheter ses climatiseurs invendus,
– à me rincer les dents avec des brosses à dents fabriquées chez elle
– à "chier" français pour me vendre ses papiers hygiéniques
– à massacrer mon peuple afin de mieux me fourguer ses engins de mort et que sais-je encore…

Je suis devenu un être hybride qui de jour comme de nuit se recherche, Monsieur le président.
Je n’ai pas choisi cette voie, cette vie, Monsieur Sarkozy. Que non ! Je ne l’ai point choisie ; et je ne suis pas du tout convaincu que mon bonheur d’Africain devait passer par la "francisation culturelle"
Cependant, le fait est là ! Le vin est tiré, il faut le boire (comme on dirait en Bourgogne) et il nous faudra le boire ensemble (même si je n’en veux pas).

Les climatiseurs, les voitures, les kleenex, les brosses à dents, les télés, l’argent "à gogo", les gratte-ciel, c’est là-bas, chez vous qu’on les trouve. Vous le claironnez et vous les montrez dans les journaux, les radios, les télés, internet pour mieux faire miroiter vos pays aux yeux de la jeunesse africaine appauvrie et culturellement désaxée par vos soins depuis des lustres.

Pourquoi s’étonner alors que cette jeunesse que vous traitez dédaigneusement de "racaille", affronte vents et marées, balles et barbelés pour aller les chercher là où tout est entrepris pour la convaincre qu’elle pourra les trouver là-bas seulement ?
Est-il besoin, Monsieur le Président, de rappeler que cette jeunesse est celle des milliers de Zanké, Binké, et autres Koffi…dont les os blanchissent encore dans la terre..de France ?
Oseriez-vous me refuser le visa ou m’expulser si l’envie me prenait soudain d’aller embrasser la terre qui contient encore les restes de mon grand-père.
Est-ce vraiment ça la France ? Ou est-ce l’image que vous voulez en donner à la terre entière ? La France de la Révolution de 1789 ? La France des Droits de l’Homme ? La France des grands principes de liberté, de fraternité, d’égalité, de justice, d’hospitalité, d’humanité ?
"Venez me protéger de votre corps contre les balles meurtrières et allez vous faire foutre au moment des ripailles" Voilà ce que vous semblez vouloir faire dire à la France, Monsieur Sarkozy. C’est un constat.
Ce problème de migration doit être abordé avec tact, lucidité et large esprit d’ouverture. Il doit faire l’objet d’un dialogue franc, juste, consensuel et constructif entre tous les peuples concernés. Les racines sont profondes. Je pense que d’un côté comme de l’autre, les hommes de foi et de cœur se doivent d’œuvrer pour l’instauration patiente mais progressive d’un mode d’amour, de paix, de solidarité et de justice universelle.
Rien ne sert de ressasser indéfiniment les vieilles rancoeurs accumulées. Mais rien ne sert non plus d’enfourcher les grands chevaux d’amendements xénophobes incendiaires.
Alors, Monsieur Sarkozy, ne laissez pas les "foutre-feux" vous gâcher votre fête car vous avez mieux à faire et vous pouvez mieux faire.
Malgré vos grands principes de rigueur je vous sais lucide, courageux, frondeur, plein de cran. Vous pouvez surprendre en réussissant là où beaucoup d’autres se sont cassés les dents. Il suffit de le vouloir vraiment et d’y mettre la bonne dose de moyens et d’engagement nécessaires.
Monsieur le Président, vous voudrez bien m’excuser si d’aventure ma plume avait laissé glisser quelques termes pas trop protocolaires. Mettons cela sur le compte de la pauvreté de mon vocabulaire dans votre langue si subtile et soyez assuré de ma très grande considération. Vous serez le bienvenu à Koulikoro, Monsieur Sarkozy ; c’est si loin de Paris !!!

Koulikoro, le 7 octobre 2007

Mamadou D. Traoré